Le président d’Haïti, Jovenel Moïse, a entrepris le processus de réforme de la Constitution il y a plusieurs semaines. Si l’opposition en conteste avec virulence les modalités, la nécessité d’une telle réforme, même si elle ne constituera qu’une étape dans la reconstruction du pays, fait consensus tant le texte de 1987 est considéré comme sclérosant.
En 1804, après plusieurs années de guerre civile et d’hésitations entre autonomie et indépendance, Haïti devient la première République noire de l’histoire. Un tel mythe fondateur serait de nature à fournir, intuitivement, un roman national fédérateur. Toutefois, les conditions politiques complexes issues de l’indépendance, assorties du contexte socio-économique légué par l’ère coloniale, n’eurent pour effet que de créer un pays ontologiquement instable et fracturé. Dès lors, Haïti s’est mué en un laboratoire politique d’exception avec 22 Constitutions en deux siècles et près de 150 insurrections et coups d’État. Le pays est aujourd’hui sous perfusion des bailleurs de fonds internationaux, assorti d’un État failli atteint d’une corruption endémique. Sa population figure parmi les plus misérables au monde (60 % sous le seuil de pauvreté et 25 % nécessitant une aide alimentaire). Face à l’immobilisme institutionnel, une partie de la classe politique et de l’intelligentsia du pays espère une évolution de la situation. De facto, la loi fondamentale, ultraparlementaire, s’accorde très mal avec les besoins du pays. Cependant, l’histoire d’Haïti et le contexte international dans lequel elle évolue laissent penser que le travail devrait aller au-delà d’une réforme institutionnelle, dont le pays est coutumier.
De la « Perle des Antilles » à l’enfer des Caraïbes
Surnommée la « Perle des Antilles » jusqu’en 1791, date des premières insurrections, Haïti était une colonie particulièrement lucrative pour la France. Productrice de sucre, d’indigo et de café, Cap-Français (capitale coloniale) produisait près de 75 % du sucre consommé en Europe au XVIIIe siècle. Une situation faisant d’elle la colonie la plus florissante des Antilles. En 1789, à la veille de la révolution, Haïti réunit près de 500 000 habitants (400 000 esclaves, 30 000 affranchis et 30 000 colons français). La révolution donne l’occasion aux esclaves de faire pression sur la métropole, et, emmenés par le général Toussaint-Louverture, ils obtiennent l’abolition de l’esclavage dans l’île (1794). Toussaint-Louverture est un autonomiste, même si son œuvre prépare l’indépendance. Il est toutefois contrecarré dès l’origine par les mulâtres et les anciens libres (dynasties d’affranchis) qui prennent très tôt le parti de la métropole et de Napoléon Bonaparte, dont l’objectif est de garder l’île sous le vieux régime du pacte colonial (choix dont il se repentira).
La rivalité entre mulâtres, élite économique instruite en France et nouveaux libres va alors s’ancrer progressivement, introduisant une donne socio-ethnique profonde dans le jeu politique haïtien. L’indépendance conquise finalement en 1804 par le général Dessalines entraîne le massacre systématique des 10 000 colons français ayant fait le choix de rester. Il prive alors Haïti d’une élite économique et administrative, ainsi que d’un contrepoids potentiel aux mulâtres. Par ailleurs, cette action entérine durablement la méfiance de nombreux investisseurs et partenaires internationaux à l’égard d’Haïti, à l’inverse de la République dominicaine.
Haïti est marquée dès l’origine par les jeux d’intrigues politiques, l’autocratie de ses dirigeants et la politisation de son armée, ce qui affecte profondément ses mœurs politiques. Jusqu’à l’occupation américaine, le pays ne connaît pas moins d’une centaine d’insurrections, en général téléguidées par la haute bourgeoisie mulâtre mettant en avant un autocrate issu de la classe noire. Il y a naturellement des exceptions qui procurent à l’île de bons dirigeants, comme le président Fabre Nicolas Geffrard (1859-1867), mais ils ne survivent pas à l’instabilité politique chronique.
En outre, les efforts pour réformer les systèmes administratif, fiscal et agricole d’Haïti restent sans suite. À ce titre, l’occupation américaine du pays (1915-1934) est un cas intéressant. Accueillie volontiers par les élites mulâtres, leur attitude d’envahisseur et leur brutalité les font rapidement détester par les classes populaires paysannes débouchant, en réaction, sur les idéologies indigénistes puis noiristes. Un bilan qui rend éphémères leurs réalisations bénéfiques en matière de gouvernance (administration, fiscalité, douanes, justice, sécurité…). En outre, les capitaux américains pénètrent peu le pays, contrairement à Cuba ou la République dominicaine à la même époque, la topographie du pays ne favorisant pas suffisamment la constitution de grands domaines agricoles industriels. D’autre part, Haïti a surtout pour les États-Unis une valeur stratégique pour le contrôle des détroits commandant l’accès à leurs côtes (golfe du Mexique, côte est). Une position qui va d’ailleurs permettre la longévité de la dynastie dictatoriale des Duvalier (1957-1986), dont l’anticommunisme affiché était un gage suffisant pour Washington. Les efforts de réconciliation nationale tentés dans les années 1940 (par Léon Dumarsais) et la relative embellie des années 1950 sous la junte militaire n’empêchent pas les troubles de 1956, sur fond de lutte des classes (fortement ethnicisées). Ils débouchent sur le régime dictatorial néosultanien (confusion du régime, de l’État et du dirigeant) des Duvalier. Ces derniers vont ébaucher un régime particulièrement violent, voire sanguinaire, aboutissant au dépeçage puis à la faillite de l’État haïtien et de toutes ses infrastructures : ponts, routes, barrages, canaux, industries inexistantes, mise en friche des terres, poursuite de l’érosion des sols. Les aides internationales qui mettent le pays sous perfusion, massivement détournées, ne font qu’empirer la situation.
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La Constitution de 1987 : le triomphe de l’immobilisme
Sous la pression combinée de l’Église catholique et de la communauté internationale, le régime Duvalier finit par s’effondrer à la suite d’un coup d’État en 1986. Dès les années 1990, la Constitution démontre son inadaptation à assoir des mœurs démocratiques dans le pays tout en favorisant la paralysie de l’État puis sa faillite. La loi fondamentale de 1987 fut créée afin d’éviter des dérives coutumières de type autocratique ou duvaliériste. Toutefois, la pratique démocratique n’a jamais su trouver une assise sociale, politique, économique et institutionnelle. Le régime a été modifié, mais les acteurs historiques sont restés en place. La fracture sociale entre des classes populaires nationalistes, à 40 % analphabètes, et des élites économiques historiquement peu investies, ou bien sincèrement démunies face à la situation, a perduré. Dans ce cadre, le texte constitutionnel s’avère particulièrement sclérosant pour le pays.
Le texte, très dense (298 articles), consacre un régime largement parlementaire dans un pays peu habitué à la praxis démocratique et porté à l’intrigue et à l’insurrection. Depuis 1987, en trente-trois ans, le pays a connu une véritable valse politique avec 14 chefs d’État, dont seuls six ont terminé leur mandat, et 25 Premiers ministres. Le président y est élu au suffrage universel, il dispose donc d’une légitimité politique importante, mais de peu de pouvoirs et n’a pas la main sur l’administration. Un statut discordant vis-à-vis du poids écrasant exercé par le Parlement qui doit valider la nomination du Premier ministre dans les deux chambres (Sénat et Assemblée nationale), sans instance de contrôle constitutionnelle et le tout dans le cadre d’un jeu politique historiquement très divisé. Une situation qui débouche régulièrement sur des cohabitations, voire de longues périodes où le pays est dépourvu de gouvernement. Dès lors, le président se voit soit réduit à l’impuissance malgré une légitimité démocratique forte, soit dans l’obligation de gouverner par décrets. Dans les deux cas, il catalyse, souvent malgré lui, la déception et le mécontentement populaire ou bien celui des élites économiques (qui contrôlent les syndicats professionnels). En outre, le texte ne prévoit aucune forme de participation de la diaspora haïtienne (3 millions d’individus, soit près d’un quart de la population), à la vie politique du pays. La diaspora rassemble une part importante des élites lettrées et scientifiques, particulièrement bien formées, mais dont l’utilité se cantonne à des transferts d’argent.
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Passer du parlementarisme à une verticalité tempérée ?
En plus de bloquer gravement le gouvernement du pays, le régime parlementaire souffre de lacunes graves. Le découpage électoral pâtit de failles importantes, les circonscriptions étant découpées selon des modalités géographiques et non démographiques. Ainsi, des régions très peu peuplées ont un poids électoral similaire à d’autres, plus densément peuplées. Une situation qui fausse la donne de la représentation à l’assemblée. Par ailleurs, l’attribution des sièges d’élus fait l’objet d’une forte corruption et de manœuvres de pression. Sans oublier l’absentéisme record et in fine les périodes de vacances parlementaires prolongées. Le régime, déjà peu agile de nature, est donc dysfonctionnel dans les faits.
Ce parlementarisme dysfonctionnel qui bride la capacité d’action exécutive a aussi pour effet de favoriser une minorité fortunée qui est parvenue historiquement à s’emparer de la plupart des leviers économiques du pays. À ce titre, les années 1990 représentent un tournant fondamental, car elles sont marquées par la faillite de l’État haïtien et la transformation du pays en entrepôt des narcotrafiquants colombiens. Les Américains et les bailleurs internationaux imposent alors en échange de leur aide un ensemble de mesures libérales (privatisations massives de 2005), via les administrations Préval (1996-2001/2005-2010) et Aristide (2001-2004), qui achèvent de faciliter l’accaparation de l’économie nationale par les élites haïtiennes pourtant largement commises avec le régime de Jean-Claude Duvalier (famille Bennett, etc.). Dès lors, la paralysie constitutionnelle de l’État et les leviers économiques détenus par une minorité regardant plus vers Washington que vers Port-au-Prince bloquent toute action à long terme et toute surveillance des institutions (clientélisme, incompétence généralisée). La faiblesse de l’État face aux acteurs privés a donné naissance à de nombreux scandales tels que l’affaire de la surfacturation de la production électrique de la Sogener (famille Vorbes) à l’Électricité d’Haïti (EDH), ayant eu pour effet de faire exploser la note d’électricité nationale et cela, sans qu’aucun investissement n’ait été engagé en quinze ans pour l’amélioration de l’offre (30 % seulement des foyers ont accès au réseau électrique). Ou encore le trafic d’influence au sein du Fonds de l’office national d’assurance vieillesse par le groupe Boulos afin de financer des rachats d’entreprise. Les aides internationales sont également massivement détournées via les docks de Port-au-Prince, détenus par des intérêts privés et non contrôlés par l’État. L’absence d’instance nationale de supervision et de coordination des ONG rend difficile la traçabilité des capitaux et des aides matérielles. In fine, les dizaines de milliards en provenance des aides internationales ont surtout pour effet de développer la corruption et de noyer la compétitivité de la production artisanale et agricole locale.
Un régime parlementariste dans un pays aussi divisé et enclin à l’insurrection qu’Haïti ne semble pas être la meilleure solution, comme en témoignent les trente dernières années. C’est en ce sens que la réforme de la Constitution fait globalement consensus dans la population. La décision du président Jovenel Moïse de réunir un référendum puis une assemblée constituante va donc dans ce sens. Toutefois, on sait encore peu de choses sur le détail de cette future Constitution. D’ores et déjà, il semble clair que le futur texte devrait consacrer un principe de verticalité de l’exécutif tout en se prémunissant de dérives autocrates via des contre-pouvoirs parlementaires et judiciaires suffisamment forts. En revanche, ces réformes n’auront que peu d’effets sans une reconstruction de l’État et la reprise en main des forces vives de son territoire, mais également une évolution des mœurs et pratiques politiques du pays. Comme le disait Juvenal : « Que sont les lois sans les mœurs ? » Il est cependant probable qu’un nouveau texte plus adapté à Haïti et son histoire sera en mesure de faciliter la reconstruction du pays et sa mise à niveau avec la République dominicaine.
République dominicaine : Haïti qui a réussi
L’île d’Haïti compte deux pays qui cohabitent sur une île d’une superficie de 71 000 m² (équivalent à la région Aquitaine) : la République d’Haïti et la République dominicaine, pourtant presque aux antipodes. À titre de comparaison, la République dominicaine affiche un PIB de près de $90 milliards face à $8 milliards pour Haïti, à populations équivalentes. De même, l’espérance de vie affiche un écart de dix ans entre les deux pays (respectivement 63 et 73 ans). Haïti semblait pourtant partir avec une longueur d’avance au moment de l’indépendance, avec un territoire aménagé, une agriculture industrielle compétitive, un rayonnement international et une population deux fois supérieure au moment même où la République dominicaine, alors colonie espagnole, semblait végéter. L’île fut brièvement unifiée sous le général Toussaint-Louverture, puis de 1821 à 1844, date de l’indépendance de la République dominicaine.
Durant ses cent premières années d’existence, la République dominicaine semble suivre le même chemin que sa voisine : administration vacillante, instabilité, régimes autoritaires, économie sous-développée, occupation américaine et… dictature violente (ère Trujillo : 1930-1962). Cette période semble être le point de bascule qui va définitivement séparer les deux pays. Déjà éloigné, l’écart entre leurs PIB respectifs va croître de façon quasi exponentielle à partir des années 1960. La dictature Trujillo, qui n’a rien à envier en termes de prédation et de violence aux Duvalier, a en revanche légué à son pays une industrie et une agriculture moderne et compétitive. Cette situation n’est cependant pas totalement fortuite. Dès l’indépendance, Haïti entame une politique de purification ethnique via le massacre des colons blancs, pourtant instruits et formés. Sans oublier l’ethnicisation originelle de la vie politique du pays (Mulâtres contre Noirs). En plus de grever son développement, cette posture effraya de nombreux pays et investisseurs qui, à terme, se tournèrent plus volontiers vers les Dominicains. Leur répartition démographique y était similaire, mais plus équilibrée (nettement moins d’importation d’esclaves). Le processus de décolonisation y fut plus tempéré. Car, permise par Haïti, la libération de la Dominique s’est vite muée en une occupation brutale et conquérante. Un épisode qui a pu contribuer à souder la nation dominicaine. En outre, la géographie de la République dominicaine est plus avantageuse. Son territoire, plus étendu (deux tiers de l’île), est nettement moins montagneux et mieux irrigué par les cours d’eau qui, en sus, coulent majoritairement dans son sens, ce qui facilite la construction d’infrastructures hydrauliques et hydro-électriques. Cette physionomie permet également aux Dominicains de créer, dès la première moitié du xxe siècle, de grands domaines agricoles industriels sur lesquels repose aujourd’hui l’économie du pays (sucre, café, cacao, tabac, riz…) avec le tourisme. Enfin, les Dominicains ne sont pas concernés par le phénomène d’érosion des sols que subissent les Haïtiens. Dû à la déforestation, ce phénomène a touché à l’origine les deux pays, même si Haïti était la plus concernée (déforestations déjà importantes lors de la période coloniale). Ce processus fut endigué très tôt par les autorités dominicaines : aujourd’hui, les couverts forestiers représentent respectivement 2 % et 40 % en Haïti et en République dominicaine. Celle qui fut « la Perle des Antilles » souffre donc dès l’origine de travers majeurs, certains naturels ou légués par le colonisateur, et d’autres dont les Haïtiens sont historiquement responsables. La stabilisation d’Haïti est un enjeu sécuritaire essentiel pour les Dominicains qui doivent gérer une quasi perpétuelle gestion de crise à leurs frontières, mais aussi au sein de leur propre territoire comptant près de 600 000 Haïtiens.